Paru le 5 septembre 2024 aux Éditions Héloïse d’Ormesson et traduit par Carine Chichereau, L’Invisible Madame Orwell d’Anna Funder est un ouvrage hybride difficile à ranger dans une seule catégorie, à la fois roman, essai et biographie. Récompensé par le Prix du meilleur livre étranger en non-fiction, ce livre se penche sur la figure méconnue d’Eileen O’Shaughnessy, la première épouse de George Orwell, en interrogeant la manière dont l’Histoire a réduit son rôle à une simple silhouette en arrière-plan. Anna Funder, autrice australienne réputée pour son intérêt pour les figures de l’ombre, mène une enquête approfondie sur la vie de ce couple complexe. Ce faisant, elle nous offre une double perspective : celle d’une reconstitution littéraire de la vie d’Eileen et celle d’une réflexion personnelle sur l’effacement des femmes dans la société et dans les biographies.
Une exofiction qui redonne voix à Eileen O’Shaughnessy
L’une des grandes forces du livre réside dans la forme d’exofiction adoptée par l’autrice, qui nous permet d’entrer dans l’intimité d’Eileen O’Shaughnessy. Anna Funder, en s’appuyant sur des lettres et des témoignages, réinvente avec brio les pensées et les émotions de cette femme dont l’influence sur l’œuvre d’Orwell semble avoir été largement sous-estimée. Le livre nous plonge dans la réalité quotidienne du couple, rendant justice à une femme brillante et engagée, qui a bien plus aidé son mari que ce que les biographies peuvent laisser croire. La forme de l’exofiction permet ainsi de combler les silences de l’Histoire et d’explorer les tensions et complicités qui ont animé leur relation. Toutefois, si cette approche est particulièrement immersive et poignante, elle peut aussi poser question sur la rigueur historique. En prêtant des pensées à Eileen sans sources formelles, Funder prend inévitablement le risque d’un certain biais interprétatif.
Un essai féministe qui interroge l’invisibilisation des femmes
Au-delà de la fiction, L’Invisible Madame Orwell se présente aussi comme un essai critique sur la place des femmes dans l’Histoire. Anna Funder analyse comment les biographes de George Orwell ont systématiquement minimisé ou ignoré le rôle d’Eileen, pourtant essentielle dans la construction intellectuelle et pratique de l’auteur de 1984. L’autrice propose également un parallèle entre Eileen et sa propre expérience de femme et d’écrivaine au XXIe siècle. Toutefois, cette mise en abyme, bien que pertinente pour illustrer la continuité des mécanismes de marginalisation des femmes, peut parfois prendre trop de place dans le récit. Les réflexions personnelles d’Anna Funder sont intéressantes, mais leur fréquence peut dérouter le lecteur, qui s’attend avant tout à un ouvrage centré sur Eileen. Ce choix narratif a tout de même son intérêt : il met en évidence le fait que l’effacement des femmes ne concerne pas seulement le passé mais perdure encore aujourd’hui. En ce sens, L’Invisible Madame Orwell ne se contente pas d’être une simple biographie, mais s’inscrit dans une démarche plus large de réflexion féministe.
Un livre hybride féministe et engagé
L’Invisible Madame Orwell est un livre engagé qui révèle avec force et intelligence l’importance d’Eileen O’Shaughnessy dans la vie et dans l’œuvre de George Orwell. Entre exofiction et essai féministe, Anna Funder redonne une voix à cette femme effacée par l’Histoire tout en interrogeant le processus d’invisibilisation plus ou moins conscient opéré par les biographes. Si l’équilibre entre récit historique et digressions personnelles peut parfois sembler fragile, l’ouvrage reste une lecture essentielle pour celles et ceux qui souhaitent découvrir une nouvelle facette de George Orwell et une réflexion plus large sur la condition des femmes dans le champ littéraire et historique.