Le 17 mars 2020, les Français ont entamé un confinement total de 3 mois en réponse à la crise sanitaire de la COVID-19 qui bouleverse le monde. Une situation inédite, propice à interroger notre rapport au temps et notre mode de vie. Le 11 mai, le confinement est levé, chacun reprend, à tâtons, le cours de sa vie. Enfin, le 28 octobre, la nouvelle allocution du président Emmanuel Macron est sans appel : la deuxième vague frappe fort ; un reconfinement s’impose. Une fois de plus, le monde du livre souffre. Alors, dans ce contexte exceptionnel et instable, quelle place est encore accordée au livre et comment les libraires, contraints de fermer leurs portes, s’adaptent-ils pour faire vivre leur commerce ?
« Lisez ! » À peine le confinement est-il annoncé en mars 2020, que déjà le président Macron exhorte les Français à occuper leur temps libre. « Retournez à l’essentiel », intime-t-il tandis que les rues se vident et que les enseignes s’éteignent. Lire… l’idée peut paraître absurde quand la planète entière se replie sur elle-même. Pourtant, trois jours seulement après le début du premier confinement, le Ministre de l’économie, Bruno Lemaire, engage le débat : les librairies, jusqu’à lors considérées comme non-essentielles, pourraient rester ouvertes. Le syndicat national des libraires hésite ; le danger est trop grand, la santé des libraires et des lecteurs doit être protégée. Alors, maintenant que l’année 2020 touche presque à sa fin, peut-on dresser un bilan positif ? Y a-t-il eu un véritable regain d’intérêt pour la lecture malgré la fermeture des librairies ?
Le premier confinement (où santé et culture s’affrontent)
Une chose est certaine : la lecture, chez les Français, reste un plaisir sans injonction. Si certains Français, sans ambition de se conformer à la mise en demeure présidentielle, ont naturellement trouvé le temps de renouer avec leurs envies, d’autres, amateurs de lecture, se sont emparés de ce temps suspendu pour lire. Et pour cause, dans une étude menée par le CNL en 2019 sur les raisons pour lesquelles les Français ne lisaient pas davantage de livres, on découvre que 72% d’entre eux évoquent le manque de temps. Interrogée sur la question, Anne Cécile Boursicot, gérante de la librairie jeunesse La Luciole à Angers, confirme le retour, dans ce contexte, « des histoires en familles, des lectures partagées ». Elle ajoute également que « les déjà-lecteurs se sont mis à dévorer pendant le confinement ».
En parallèle de cette demande qui s’intensifie, les libraires, comme beaucoup d’autres professionnels, ont dû s’adapter à ces conditions de travail exceptionnelles. Andreas Lemaire, fondateur de la librairie Myriagone à Angers, confie que son travail a doublé pendant le confinement : « il a fallu cultiver le contact, continuer à renseigner les lecteurs, et ce souvent par mail ». C’est selon lui un travail « nécessaire, mais aussi chronophage ». Il travaille alors sept jours sur sept, tout en mettant en place « un système de drive ». Les réseaux sociaux deviennent l’interface de la librairie. Via Instagram, « les gens font leur petit marché », puis ils profitent du créneau (2h les mardis et samedis) pour récupérer leurs achats. Le risque sanitaire est moindre, et le livre résiste.
Le déconfinement (entre espoir et désillusion)
Mais ce « retour à l’essentiel » que le gouvernement encourage, s’est-il seulement produit ? Peut-on parler, à l’heure du déconfinement, de « nouveaux lecteurs » ?
Tout d’abord, il paraît indéniable que l’accès à la lecture est un certain privilège. À la réouverture, certains libraires annoncent une hausse de 11% de leurs ventes. Mais, au moment de dresser le bilan, les opinions d’Andreas Lemaire et d’Anne Cécile Boursicot convergent : les anciens lecteurs ont lu davantage, tandis que les nouveaux lecteurs se font toujours aussi rares. Lemaire rappelle par ailleurs que malgré ses bons chiffres de ventes, « il ne faut pas se raconter d’histoires ». En effet, pour les personnes en situation de précarité, le livre reste encore un produit coûteux, voire de luxe. On ne peut pas acheter tout ce que l’on souhaite lire.
Pourtant, pour une grande partie de la population, être confiné a été l’occasion de retourner aux sources. Chez les lecteurs, le livre représente depuis sa création un espace d’intimité, de découverte de soi et de l’autre. Ainsi Lemaire, en tant que libraire, considère que d’une certaine façon le confinement a permis de « réaménager une place pour la lecture ». Il salue par exemple l’utilisation nouvelle des réseaux sociaux, où les gens s’attardent, non pas pour « poster des bêtises », mais pour « lire des choses importantes, et comprendre le monde ». Les librairies en tant qu’espaces d’échange et de rencontre ont manqué. À ce sujet, Andreas Lemaire s’anime : « [depuis le confinement], on apprécie de plus en plus le choix éthique et politique des librairies indépendantes, où l’on garde de la pensée, dans un monde qui considère le livre comme un produit ». Ainsi, dans une société de plus en plus attachée au monde numérique et en faveur surtout d’un divertissement audiovisuel, se rapprocher du plaisir de la lecture est une véritable redécouverte, notamment en temps de crise.
Le reconfinement (où les questions d’hier sont les problèmes d’aujourd’hui)
Depuis le 29 octobre dernier, la France est de nouveau confinée. Cette fois-ci, les mesures permettent à davantage de commerces de rester ouverts lorsqu’ils vendent des produits dits « de première nécessité ». Les librairies se voient contraintes de fermer leurs portes au public, alors que la question du livre comme objet nécessaire semble insolvable. Les librairies et leurs soutiens se sont insurgés face au maintien des ventes de livres dans les hypermarchés et les enseignes de ventes comme La Fnac. Une pétition a été mise en circulation, directement adressée à la ministre de la Culture Roselyne Bachelot, afin de demander l’ouverture des librairies indépendantes. Les revendications portent à la fois sur le risque trop important de pertes de chiffre d’affaires des librairies, qui ont déjà été affaiblies lors du premier confinement, et sur le besoin de lecture des Français.
Au 31 octobre, le gouvernement ne se prononce pas pour le moment quant à une réouverture de ces espaces. Cependant, les hypermarchés et La Fnac sont contraints de condamner leurs rayons livres et culture afin de ne pas se placer comme concurrence déloyale face aux libraires contraints au confinement.
L’académie du Goncourt a elle aussi réagi face à la fermeture des librairies et a annoncé via un communiqué de presse, que la proclamation du prix Goncourt, qui booste les ventes des ouvrages concernés, serait reportée afin de ne pas pénaliser les espaces indépendants.
Ainsi, la crise sanitaire ne cesse de remettre en question notre vie en société. Quand les gens ont du temps devant eux, ils se posent, lisent, réfléchissent. Puis la vie s’accélère de nouveau, et la précarité est toujours présente. Les “nouveaux lecteurs” sont absents, les “déjà-lecteurs” reposent leurs livres. Pour le monde du livre (surtout pour la branche des indépendants), il est de plus en plus difficile de se relever. De surcroît, les questions soulevées lors du premier confinement font maintenant éclater de fortes polémiques. En effet, plusieurs acteurs du monde de la culture (professionnels de l’édition et lecteurs) voient cette « solidarité » envers les libraires comme un obstacle à l’accès à la culture. Les lecteurs se tournent alors vers l’achat en ligne, et la victoire du géant Amazon sur les librairies et éditions indépendantes pourrait faire de ce drame une tragédie.