La couverture de l’oeuvre, soulignant subtilement la notion de réécriture. Crédits photo : DOSTERT Chloé.

Sandra Newman s’empare de Big Brother

            Le 29 août est paru Julia, dernier roman de Sandra Newman et brillante réécriture de 1984… D’un point de vue féminin. 1984 est sans conteste l’une des œuvres les plus marquantes du xxe siècle. Qui n’a jamais frissonné devant les mots de George Orwell, déjà criants de vérité ? Qui n’a jamais frémi face à la si célèbre devise « La guerre c’est la paix » ?

Cette rentrée littéraire nous offre l’opportunité de replonger dans la terrible société de Big Brother. Mais cette fois-ci, ce n’est plus Winston Smith qui nous guide, mais son amante, l’intrépide Julia Worthing.

 

Une relecture officielle

            Chez George Orwell, Julia était l’amante de Winston Smith, dont on savait très peu de chose. Elle était l’unique personnage féminin et pourtant, elle restait constamment en second plan. Chez Sandra Newman, elle prend toute sa place et nous livre enfin sa version de l’histoire, de sa rencontre avec Winston Smith au ministère de l’Amour, en passant par ses souvenirs dans les zones rurales.

            Il en fallait du courage, pour reprendre un tel monument de la littérature. Et il en fallait encore plus pour accepter la proposition des ayants droits d’Orwell : faire de Julia la version féminine officielle. Pendant de longues années, ils ont essuyé les critiques du lectorat et en particulier des lectrices, suite au traitement de Julia. Désireux de répondre aux attentes du public, ils se sont mis en quête d’un auteur et d’une autrice afin de rectifier le tir avant l’entrée de 1984 dans le domaine public.

            Leur dévolu s’est porté sur Sandra Newman en raison de ses positions féministes – en atteste son roman The Men – et son admiration pour Orwell. Un choix pour le moins judicieux…

 

Entre fidélité et innovation

            Ce qui frappe immédiatement dans Julia, c’est le savant équilibre entre respect de l’original et ajouts novateurs. Newman exploite toutes les zones d’ombre possible sans jamais dénaturer l’œuvre orwellienne. Elle ne se contente pas de réécrire : elle complète. De l’Angsoc à la novlangue, elle reprend toutes les singularités de 1984 et parvient même à le dépasser avec une justesse rare. Le suspens est très bien calculé et chaque ajout a un réel apport narratif. Les questions esquissées par Orwell trouvent enfin leurs réponses : que se passe-t-il en dehors de Londres ? Qui sont vraiment les prolétaires ? Et surtout, comment survivent les femmes ?

            Plus qu’une simple relecture, Julia se place comme un companion book, qui doit se lire en tandem avec 1984. Il s’agit de la seconde moitié de l’histoire, celle qui nous éclaire enfin sur le destin des femmes sous un tel régime. Diabolisation de la sexualité et de l’avortement, glorification du rôle de mère, contrôle du corps, restrictions dans le monde professionnel, conséquences de la guerre… Tant de problématiques qui manquaient cruellement au roman original et qui sont magnifiquement portées par Julia.

 

Julia, une résistante à contre-courant

            La véritable force du roman n’est autre que sa protagoniste. Pas tout à fait une héroïne, à la fois victime et bourreau, Julia souffle un vent de fraîcheur sur l’intrigue sombre et pessimiste de 1984. Avec son cynisme assumé et sa bonne humeur contagieuse, la jeune femme est à des années-lumière de Winston. Elle est à la fois un esprit rebelle qui souhaite s’abroger du rôle qu’on lui impose et une citoyenne endoctrinée, qui n’a cure de la situation dramatique de la société.

            Julia est ainsi profondément humaine, ce qui crée de la proximité avec le lecteur. Il est facile de s’identifier à elle, notamment en tant que femme. Elle navigue dans un monde patriarcal à la seule force de ses ruses, n’hésitant pas à se moquer des hommes qu’elle rencontre avec une grande ironie. Et derrière ses remarques cinglantes, c’est bien sûr l’autrice qui s’exprime.

            Julia rit, ment, aime, déteste librement, au gré de ses humeurs et de ses envies. Elle s’émancipe de sa condition d’amante et devient enfin un personnage à part entière, celui qui manquait pour déployer toute la puissance de 1984. Personne d’autre n’aurait pu assumer un tel récit et personne d’autre n’aurait pu délivrer une fin si magistrale. Julia est le visage d’une relecture totalement réussie.

 

Julia de Sandra Newman, Robert Laffont, 2024.