Dans un essai sur la littérature française du XXIe siècle, Réparer le monde, Alexandre Gefen oppose des auteurs comme Rimbaud ou Marx, dont l’œuvre visait à « changer la vie » ou « transformer le monde », à des écrivains contemporains comme Camille Laurens, dont les héros sont « les êtres fragiles, les moi blessés, les corps souffrants ». Gefen interprète l’ambition de ces auteurs comme une volonté, entre autres, de « réparer nos conditions de victimes, corriger les traumatismes de la mémoire individuelle ». Le roman Fille de Camille Laurens, construit comme une spirale affranchissante, fait écho à cette notion de littérature réparatrice.
Laurence Barraqué, la narratrice, et à travers elle l’auteure, découvrent le potentiel « merveilleux » qu’une destinée féminine peut signifier. Cet apprentissage final apparaît bien comme une sorte de consolation et de réparation après les désillusions, les traumatismes et le deuil traversés.
Camille Laurens pratique « l’écriture de soi », un genre littéraire qui vise à réunir l’autobiographie et la fiction. Elle le préfère au terme d’autofiction, davantage utilisé pour catégoriser des écrits féminins avec l’idée sous-jacente d’un genre sentimental et narcissique. Dès lors, cette catégorie pourrait apparaître comme un « sous-domaine » qui n’aurait pas ses lettres de noblesse dans la littérature.
Pour l’auteure, « la littérature, c’est engager quelque chose de soi[1] ». Cette écriture demande un certain courage, elle expose son auteure et représente une forme de mise en danger de soi. Elle permet aussi au lecteur de s’identifier à ce qui est raconté, elle l’invite à s’examiner lui-même, à interroger sa propre expérience de vie.
Le roman livre en effet des moments de vie très intimes, parfois douloureux et traumatisants. Camille Laurens a recours à l’ironie pour rendre cette écriture de soi supportable, pour l’auteure qu’elle est, mais aussi pour le lecteur invité à partager cette expérience.
Avec Fille, Camille Laurens s’inscrit dans une actualité sociale et politique tout en proposant un texte littéraire d’une grande richesse. C’est l’alliance de ces deux aspects qui permet de recevoir ce roman comme un écrit à la fois nécessaire et artistique. La réception de l’œuvre, très largement favorable, laisse peu de place à une remise en cause de la maîtrise exceptionnelle de la langue ou de l’intérêt du sujet. S’il est clair qu’il fait consensus, pourrait-on penser que ce roman soit consensuel ?
Fille est le livre de la maturité, il revendique sans cris, bouscule sans violence mais analyse sans concession. C’est ici que s’exprime le talent de Camille Laurens. En évitant les écueils de la confrontation féministe, elle offre une approche apaisée, loin du manichéisme ordinaire.
Fille est à la fois un témoignage de l’évolution de notre société, un éloge du féminin et un « roman d’initiation à la joie d’être une fille ».
Rares sont les romans qui invitent à la relecture, celui-ci en fait partie. Il faut expérimenter plusieurs fois cette immersion dans la langue telle que nous la propose l’auteure pour en apprécier toutes les subtilités, pour l’entendre à sa juste valeur. « Ça râpe et ça répare », on en ressort grandi, avec l’envie de partager ce très beau texte.
[1] Camille Laurens interviewée par Laure Adler dans L’Heure Bleue sur France Inter, 26 août 2020.