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Franck Bouysse, brasseur de vent

Que dire du dernier Franck Bouysse paru chez Albin Michel en août dernier ? À en croire la critique, on tiendrait là une merveille : « magistral », « goncourable », une « déclaration d’amour à la littérature ». Il faut dire qu’après le succès de Né d’aucune femme (La Manufacture de livres, 2019), les enjeux s’annonçaient de taille pour l’écrivain limousin.

Au premier abord, Buveurs de vent est une réussite. Campé dans la zone de confort de Bouysse, le roman s’articule autour du barrage du Gour Noir, près duquel Marc, Mathieu, Mabel et Luc, les quatre enfants Volny cherchant à fuir leur enfer familial, viennent se suspendre après l’école. Contre eux se dresse Joyce, le pseudo-maire et surtout patron de la centrale électrique qui alimente la ville. Avide de puissance et de contrôle, il est à la fois bourreau et providence, se hissant alors jusqu’à une position de pouvoir a priori inébranlable. Ainsi, l’histoire de Buveurs de vent est celle de cette population pleine de vices qui veut s’affranchir de son tyran, et celle d’une fratrie qui souhaite mettre fin au silence intergénérationnel qui gangrène leur existence, le tout accompagné d’un propos sur l’écologie plus ou moins impactant.

L’aventure était loin d’être perdue d’avance ; dès le prologue, il est facile de se laisser happer dans cette atmosphère épaisse, sombre, suspendue dans un espace-temps défini et pourtant toujours incertain. L’écriture de Bouysse est ciselée, maîtrisée et au service de son dessein. Il existe une véritable communion entre l’univers qu’il dépeint – ce monde isolé, campagnard, chargé de maux – et le lyrisme obscur de sa prose. Toutefois, comme beaucoup d’autres éléments dans Buveurs de vent, le charme se dissipe très rapidement. Au détour d’une phrase, la narration tombe dans la grossièreté. Le but n’est pas d’explorer la psyché d’un personnage, il s’agit simplement d’une rupture dans le style ; inexpliquée, dérangeante et venant entacher la poésie de son texte.

Cet effet de rupture, comme un mouvement avorté, ne contamine pas seulement l’écriture : c’est là toute l’instabilité du roman. C’est une coupe trop pleine que nous propose Bouysse, et ses personnages, entassés les uns contre les autres, ne peuvent s’ancrer dans l’intrigue. Très vite, ils perdent toute consistance, toute volonté, et donc toute pertinence. À la place d’une caractérisation profonde, ce sont des caricatures, des coquilles vides stéréotypées qui se succèdent page après page. Les personnages féminins représentent peut-être la pire offense. D’un côté, la figure de Martha, mère-épouse castratrice qui ne jure que par une religion dont elle invente les préceptes au fur et à mesure que la morale au sein de son foyer s’effrite. De l’autre, Mabel, la fille « à la beauté sauvage », définie uniquement par son physique, et la façon dont elle s’en sert. Portée par sa sexualité et son besoin irrépressible de manipuler les hommes, Mabel n’existe pas hors de sa chair. Même son lien sacré avec ses frères se retrouve souillé d’inceste. Bouysse tend à vouloir écrire des personnages féminins forts, affranchis des mœurs de leur temps, mais, dans le cas de Buveurs de vent, la sexualité exaltée absorbe toute trace d’émancipation et de caractérisation, et le propos, qui aurait pu être fort et actuel, se meut en une caricature risible.

L’autre figure intrigante promise par le roman était celle de Joyce. Présenté au début comme cette ombre insaisissable, il semble impossible de le dissocier de l’araignée sur sa toile. Créer cette menace fantasmagorique qui entrave les habitants sans jamais les toucher directement était une idée efficace pour parler du monde contemporain, où les plus grandes forces, les plus grandes menaces sont ou bien immatérielles, ou bien issues de la furie des éléments. Néanmoins, une centaine de pages plus tard, Bouysse offre à Joyce un corps, une famille, un passé lourd de traumatismes, et donc une voie vers une forme de rédemption. Il devient comme les autres, un homme incarnant la violence, le contrôle, le machisme ; un vilain immémorable.

L’incohérence serait alors le plus gros défaut du roman. Les prises de décisions quant aux personnages et à l’intrigue ne sont jamais définitives. C’est le cas pour Joyce, c’est aussi le cas pour les meurtres qui viennent ponctuer le récit. L’impact de ces crimes est à peine visible, presque nul. En parallèle, la lumière que tant de journalistes ont admirée peut être trouvée dans la capacité de Bouysse d’insuffler de l’espoir là où le sort des Hommes semble scellé. On pourrait saluer une fin optimiste parce qu’elle aurait surpris et renversé totalement les codes du roman noir. Mais, une fois encore, Bouysse renonce à aboutir ce qu’il a entrepris et, dans une sorte de Deus Ex Machina à la fois impromptu et sinistre, noie son roman et achève d’éteindre la lumière.

Le nouveau Franck Bouysse est un poème dont les vers ont été brassés par des vents contraires. Cette impression d’inachevé que laissent les personnages et leurs actions s’explique peut-être par le choix de l’écrivain de se « laisser porter » par la narration, sans jamais s’imposer. Au contraire d’un résultat onirique ou philosophique, les contradictions, stéréotypes et intentions manquées ont malheureusement fait basculer le roman du côté de la parodie, où le vent mord le plus fort.