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Goncourt : un prix et une académie marqués par leur âge

120 ans après la victoire de John-Antoine Nau, c’est à Jean-Baptiste Andréa de faire son entrée dans le panthéon des Goncourt. Cette édition 2023 est alors marquée par l’originalité et la surprise. La taille du roman et ses thèmes se démarquent dans l’historique du prix. L’art et plus précisément la sculpture et l’Italie du XXe siècle, sont mis à l’honneur à travers les presque six-cents pages de Veiller sur Elle. Pour ce qui est de la maison d’édition, elle ne passe pas non plus inaperçue ! Les jurys ont choisi de s’éloigner des grands groupes tels que Gallimard ou Grasset, habituels gagnants : ce sont les éditions de l’Iconoclaste qui proposent le 120e Goncourt. À raison de moins de dix œuvres publiées chaque année, cet éditeur indépendant est couronné par l’une des plus grosses ventes en librairie depuis le mois d’août. Au regard de l’histoire du Prix Goncourt, des originalités telles que celles-ci sont rares. En effet, si le Prix Goncourt tient à son prestige, il n’a d’autre choix que d’écouter la société et la culture actuelles. Les critiques à l’encontre de ce prix, jugé parfois trop élitiste et sexiste, sont la source des originalités remarquées depuis quelques années.

Une académie et un prix historiques…

Le Prix Goncourt est le plus prestigieux et le plus célèbre des Prix littéraires français, et ce depuis ses débuts. Ce sont deux frères écrivains qui en sont à l’origine. Edmond et Jules Goncourt stipulent dans leur testament que leur fortune, obtenue notamment grâce à leur succès en tant que critiques, doit servir à récompenser le meilleur livre de l’année. C’est après leur mort que le prix est créé. Bien que le dernier des frères, Edmond, meure en 1896, le testament met sept ans à être accepté par l’État. Le premier à recevoir cette attribution est John-Antoine Nau avec son livre Force ennemie, en 1903. En 120 ans, la récompense a fortement évolué. Elle est désormais davantage symbolique que pécuniaire. Si les premières années, le gagnant recevait une somme de 5000 francs, aujourd’hui, il reçoit 10 euros.

Façade du restaurant Drouant où est remis le Prix Goncourt © Cléo Chevallier

C’est dans le restaurant « Drouant », à Paris dans le deuxième arrondissement qu’est remis ce prix unique dans la vie d’un ou d’une écrivaine. Le jury qui désigne le meilleur écrivain de l’année est composé de dix hommes de lettres qui se réunissent dans le prestigieux restaurant et débattent sur le vainqueur. Longtemps il n’y a eu que des académiciens, et aucune académicienne. La première, Judith Gautier – nulle autre que la fille de Théophile Gautier – n’arrive qu’en 1910. En observant des archives écrites de cette époque, on constate qu’elle est peu présente lors du débat. Cependant, à l’oral, elle aurait été largement active, autant que ces confrères : ses interventions n’ont tout simplement pas été consignées dans les registres. Cette première académicienne du jury du Goncourt est une autrice de renom, tout aussi légitime que ses contemporains masculins à siéger en tant que jury du prix. Elle traduit notamment du chinois Le Livre de Jade et écrit plus d’une cinquantaine d’œuvres de tous genres. Récompensée par de nombreux prix, elle a également été nommée Chevalier de la Légion d’Honneur en 1910 – après le Goncourt.

Historiquement, sur 63 académiciens, seulement 9 ont été des femmes, c’est-à-dire 15 % du total. À noter qu’il n’y en a eu que trois avant les années 1980 : Judith Gautier de 1910 à 1917, Colette de 1944 à 1954 et Françoise Mallet Joris de 1971 à 2011. Seulement deux femmes, Colette et Edmonde Charles-Roux, ont été présidentes depuis 1949. Dans l‘actuel couvert – nom donné à l’ensemble des dix jurés – quatre femmes sont membres. Finalement, depuis les années 1980, une tendance à la féminisation du jury essaie de voir le jour. Mais le chemin est encore long, et la sous-représentation des femmes, bien qu’elle tende à diminuer, est encore bien trop élevée.

…qui semblent avoir du mal à vivre avec leur temps…

Le Prix Goncourt impose des critères stricts aux auteurs et autrices désireux de concourir. Tout d’abord, le roman doit être rédigé en français, préservant ainsi la tradition du prix. Cette exigence linguistique souligne l’importance de la langue dans la création littéraire et garantit une diversité de styles au sein des œuvres en lice. De plus, le roman doit être publié par un éditeur francophone, contribuant ainsi à promouvoir la richesse de la littérature française à travers le monde. Pour renforcer cette visibilité, une condition supplémentaire requiert que le livre soit distribué dans les librairies, assurant ainsi sa disponibilité auprès du public dès la première semaine de septembre. Ceci afin de susciter l’intérêt et les débats entourant l’emblématique prix littéraire. Le calendrier du Prix Goncourt est également soumis à des délais stricts. La date limite d’envoi du livre par l’éditeur aux membres du jury est fixée au 7 septembre de l’année de publication. Ces conditions rigoureuses garantissent l’équité et la transparence dans le processus de sélection du lauréat.

Il semblerait également que le Prix Goncourt s’attache à des critères moins officiels ce qui, malgré sa renommée, soulève des critiques. En plus de la surreprésentation des hommes et des grands groupes éditoriaux, mettant en lumière un manque de diversité flagrant, les statistiques révèlent que les maisons d’édition telles que Gallimard, Grasset et Albin Michel dominent les victoires, cumulant à elles seules 55% des prix depuis 1900. Les maisons indépendantes, bien que remarquables, ne remportent que 11 % des distinctions, laissant transparaître une certaine préférence pour les géants éditoriaux (ou une influence de leur part).

La représentation féminine reste un sujet de préoccupation. Seules 13 femmes ont remporté le prix depuis sa création, avec une première lauréate en 1945 seulement. Malgré les promesses de diversification du jury, l’accessibilité semble conditionnée par une notoriété publique, soulevant des questions sur l’équité et l’ouverture du Prix Goncourt. Ces observations mettent en lumière la nécessité de repenser les critères tacites afin de favoriser une représentation plus équitable et diverse au sein des lauréats du prestigieux prix littéraire.

 …mais sont salués par des tentatives de modernisation.

Toutefois, il est important de remarquer un certain effort de la part de l’académie Goncourt pour être plus inclusive. Sur les 9 femmes que l’Académie a historiquement comptées, 4 d’entre elles l’ont rejointe durant ces dix dernières années. La volonté de se moderniser du Goncourt est visible, bien que freinée par le fait qu’un juré l’est à vie, et que seul le décès de l’un ou l’une d’entre eux peut ouvrir la porte à un nouveau ou une nouvelle membre.

De plus, le Goncourt n’est pas un prix unique. Au fil des années, l’Académie a fondé différents prix délégués à différentes catégories de population. Le plus connu est certainement le Goncourt des lycéens qui donne la parole à la jeunesse, mais il existe également le prix des détenus. Cette diversification des Goncourt permet de faire connaître la littérature française à des publics plus larges, à différents types de lecteurs et lectrices, et surtout, cela permet à leur voix d’être entendues, bien que les lauréates et lauréats choisis par ces jurys restent pré-désignés par les académiciens qui restent en charge de la première sélection.

Malgré ces quelques efforts et changements, le Goncourt est encore loin d’être assez inclusif. Si de plus en plus de gagnants sont issus de minorités, les femmes restent sous-représentées et, à l’inverse des membres du jury, il n’y a aucune règle qui pourrait  justifier ce phénomène.