La Journée des éditeurs organisée par le M2 Édition a eu lieu sur le thème du livre comme objet d’art. L’occasion de nous interroger sur ce qui définit ou non un objet d’art. Dans ce contexte, nous avons eu l’occasion de rencontrer Jacky Essirard, écrivain et peintre, illustrateur de plusieurs livres d’artistes, dont notamment des livres pauvres. Ce qualificatif n’est cependant pas clairement défini, les frontières relevant de ce qui est artistique ou non étant largement poreuses. Ainsi, comment définir, produire et partager le livre pauvre ? Voici les thématiques abordées dans cet article, qui s’attachera à donner des clés de compréhension de cette production particulière.
Le livre pauvre : produire autrement, en dehors des circuits
À son commencement, le livre pauvre ne connaît pas une fervente ardeur. Bien au contraire. L’initiative de Daniel Leuwers, qui s’attèle à développer le concept en France dès 2002, ne trouve pas son public : peut-être était-il alors trop en avance sur son temps. Il faudra attendre encore plusieurs années avant que des concepts alternatifs, centrés sur une économie plus responsable du livre, soient remis sur le devant de la scène. Aujourd’hui, à l’heure où la surproduction éditoriale devient problématique, l’envie de créer et produire autrement trouve enfin une voie. L’occasion pour le livre pauvre de (re)faire parler de lui car s’il n’a pas été inventé dans un but écologique, il a tout de même fait de son indépendance vis-à-vis du milieu éditorial son fer de lance.
Le livre pauvre représente ainsi une autre manière de produire. Dans le cas des ouvrages de Lewers, seuls quelques exemplaires sont produits de l’œuvre originale (un exemplaire pour l’écrivain, un pour le peintre, un pour le musée de Daniel Leuwers, et un pour les expositions de musée), un nombre pouvant aller exceptionnellement jusqu’à 100 exemplaires mais rarement plus.
Loin de l’industrialisation du livre, il ne fait appel à aucun intermédiaire traditionnel de la chaîne du livre. Imprimeur, graveur, relieur, éditeur, tous sont délaissés par le livre pauvre. Un abandon qui permet de revaloriser les deux acteurs premiers du livre illustré : l’auteur et l’illustrateur, un peintre dans notre cas. Le livre pauvre se crée ainsi sans les acteurs majeurs de l’édition : il est à l’origine un livre sans éditeur, un livre composé par des artistes avant tout, un auteur et un peintre.
L’expression de « livre d’artiste » est définie par Pierre-André Benoit comme étant un livre, (voire dans certains cas un livre-objet), édité/créé à peu d’exemplaires, voire à tirage unique, très souvent réalisé de manière artisanale et généralement diffusé hors des circuits classiques de distribution, même souvent par l’auteur lui-même ».
C’est justement son éloignement de l’éditeur qui lui permet de se différencier des livres d’artistes et d’imposer sa propre direction : le livre pauvre sans éditeur n’est pas commercialisé. « Le livre pauvre s’enrichit d’être hors commerce, sans marchandage, son existence relève du partage et du don ». De fait, Daniel Leuwers a toujours rejeté chacun des positionnements dont celui pourtant évident de livre d’artiste, œuvre dans laquelle l’intervention de l’artiste est dominante et omniprésente. « Le « livre pauvre » n’est pas un livre d’artiste, ce n’est pas un livre à proprement parler, mais plutôt un pliage agrémenté de textes et de dessins”.
Le livre pauvre : la richesse du partage
Le livre pauvre propose une véritable réflexion sur l’économie humaine et la nature de nos échanges, choisissant de revenir à l’essence même de ce qu’est le partage. Il est ici l’âme du livre pauvre : le partage intervient une fois l’ouvrage finalisé, mais aussi lors de sa création, entre l’écrivain et le peintre. Le livre pauvre est ainsi le résultat de la communion de deux artistes, familiers l’un de l’autre ou au contraire inconnus. La création reste, dans le cas des travaux en tant que peintre réalisés par Jacky Essirard, dirigée par Daniel Leuwers, qui en choisit le sujet, qui « envoie à des auteurs et à des peintres un courrier avec le thème du livre pauvre ».
« Chacun reçoit des feuillets blancs, donc on peut en faire ce qu’on veut. On peut peindre partout, sans laisser de place à l’écrivain, on peut écrire à sa place. Mais c’est très pauvre, un papier banal ».
– Jacky Essirard
Avant de commencer l’illustration du livre, une simple feuille est envoyée à l’auteur qui y appose son texte. Le papier est ordinaire, rien de luxueux, au contraire. Il est assez grand pour que l’on puisse obtenir quatre pages – une couverture, une quatrième, le texte illustré à l’intérieur – ou que l’on puisse le plier en accordéon. Le peintre vient ensuite ajouter sa propre création. Le livre pauvre est terminé. Rien de plus simple : chacun peut y participer, sa création ne demandant aucun investissement financier.
L’échange n’est cependant pas égalitaire : le peintre en est le principal exécuteur. C’est lui qui initie l’ouvrage en lui choisissant sa morphologie et le moyen d’expression utilisé (pliages, collages, reliefs, transformations, mise en page, typographie, calligraphie, calligrammes, dessin, aquarelle, peinture, gravure, graffiti, procédés divers et panachés). La part de l’auteur reste faible au regard de l’investissement du peintre, se limitant souvent à des courts textes de proses, de poèmes… Il n’empêche que les deux sont indispensables à la création du livre pauvre, le rapport entre texte et image étant essentiel. Jacky Essirard explique à propos de l’illustration que « c’est un chemin, son texte est une sorte de chemin ».
Le livre pauvre : un livre provocateur ?
« Ce que j’aime dans le livre pauvre, c’est la simplicité, l’approche. On fait quelque chose de simple, de direct ».
– Jacky Essirard
Revenir à l’essence des choses est donc la ligne directrice du livre pauvre. On cherche la simplicité, non pas l’extravagance : il est donc « pauvre ». Mais le nom est surtout provocateur tant il en est son contraire. L’ouvrage est riche de création, de liberté, de diversité de formes, outils et moyens d’expression.
Tant travaillé et recherché, que le questionnement de sa classification en tant que livre d’art se pose. Du point de vue de Lewers, sa classification en tant que tel amènerait à une muséification du livre pauvre. Muséification par ailleurs déjà à l’œuvre : le livre pauvre s’il n’est pas fait pour être lu comme un livre, et exposé ouvert dans les bibliothèques ou musées, permettant au visiteur de tourner autour, d’en voir le recto et verso. Il ne devient plus qu’un livre-objet, fait pour être vu. Il ne peut être partagé entre lecteurs derrière une glace de musée. Le statut de livre-objet pose cependant question, notamment du point de vue de son rapport direct ou non avec la littérature.
« C’est soit un livre soit un objet. Le livre objet, c’est un peu bâtard, hybride. On ne sait pas si c’est le livre qui dirige l’ensemble ou si c’est la sculpture ».
– Jacky Essirard
Le livre pauvre se retrouve ainsi au milieu de ses contradictions. Chaque ouvrage est unique tant il est fait en faible quantité, devenant un livre de collection, un livre rare recherché. Leuwers essaye tant bien que mal d’éviter la muséification en produisant un grand nombre de livre pauvre (plus de 2 000 alors qu’il n’avait pas souhaité en faire plus de 100 au départ), les ouvrages en eux-mêmes sont de « l’art sur mesure », unique, pour lesquels participe parfois de célèbres illustrateurs ou auteurs, faisant ainsi augmenter la valeur de livre pauvre.