Chaque année, l’automne est animé pour les auteurs et les libraires : c’est la rentrée littéraire. 466 nouveaux romans ont paru depuis la mi-août et, parmi eux, se trouvent les futurs lauréats des grands prix littéraires. Les professionnels, journalistes et lecteurs sont désormais habitués au fonctionnement des Académies qui remettent un prix. Mais que se cache-t-il vraiment derrière les romans primés ? Entre négociations, tractations et remise en question de leur fiabilité par le public, qu’en est-il des coulisses des prix littéraires ?
Les prix : leur impact, leur nombre, leur valeur littéraire ?
Un article écrit par Nicolas Gary et publié le 19 décembre 2022 sur Actualitté s’intéresse à l’impact des prix littéraires sur les ventes.
Pour le journaliste, il est clair que la remise d’un prix à un livre peut augmenter ses ventes de manière drastique. Prenons l’exemple du roman de Giuliano Da Empol, autrice du Mage du Kremlin. Avant la remise du prix de l’Académie Française, 2 500 exemplaires du livre étaient vendus chaque semaine, un score honorable mais faible en comparaison des ventes après la remise du prix. En effet, de 2 500 nous sommes passés à 13 000 exemplaires vendus hebdomadairement. Le roman a alors décroché la seconde place des ventes nationales pendant deux semaines.
Mais tout cela ne suffit pas pour atteindre la première place, détenue cette année par le roman primé du Goncourt, Vivre Vite de Brigitte Giraud. Plus encore que le Mage du Kremlin, Vivre Vite a connu des débuts difficiles, avant d’exploser les scores au moment de l’annonce de l’Académie, passant de 696 ventes hebdomadaires à 19 000 exemplaires les semaines qui ont suivi.
Mais cela vaut surtout pour les prix de grande renommée. D’autres, moins connus, tels que le prix Joseph-Kessel, assurent une légère hausse des ventes certes, mais dérisoire en comparaison. Pourquoi une telle différence ? Cela est sans doute dû en partie au trop grand nombre de prix littéraires existants.
En effet, on compte pas moins de 1500 prix littéraires décernés chaque année en France. Cette multiplicité est telle que l’on se retrouve avec des prix prestigieux comme le Goncourt mais aussi d’autres, moins connus ou plus spécialisés dans un domaine, tel que le « Prix de la gendarmerie nationale ». Si certains prix permettent une augmentation des ventes, c’est qu’ils exercent bel et bien une influence sur les lecteurs.
La réception des prix par les lecteurs
Si l’on s’en rapporte maintenant à l’actualité, remarquons que la remise des prix littéraires arrive à point nommé alors que les ventes de la rentrée littéraire s’essoufflent. Les premiers livres lauréats se distinguent sur les étalages. Les médias s’emparent plus que jamais du sujet et accompagnent les lecteurs dans la réception des œuvres récompensées par un prix littéraire. Toutefois, au fil des ans, l’intérêt des lecteurs à l’égard de ces récompenses est-il toujours aussi vif ?
Le prix littéraire est en premier lieu une distinction accordée au travail de l’auteur par des jurys d’horizons divers (professionnels du livre, lycéens, institutions, etc.) Ces récompenses sont très convoitées et influencent la notoriété des auteurs, ainsi que celle des maisons d’édition qui ont, à leur tour, tout intérêt à faire perdurer leurs titres sur la scène médiatique.
En ce sens, le prix littéraire sous-entend une forme « d’autorité prescriptive » à l’égard des lecteurs qu’il faut convaincre, ce qui interroge sur la portée véritable du prix littéraire. Il peut s’agir d’une reconnaissance de la valeur d’une œuvre, aussi bien pour son esthétique que son contenu. Auquel cas, le travail de l’auteur est récompensé directement. Il permet ainsi de mettre en avant une œuvre considérée comme étant la meilleure parmi une sélection.
Cela contribue également à pérenniser l’attrait des lecteurs pour les nouveautés littéraires, ce qui fait vivre l’art de la littérature au-delà des générations et des changements de modes de consommation. En ce sens, le prix littéraire pourrait être un levier à la production éditoriale, notamment dans les périodes de crises que le monde de l’édition rencontre selon l’évolution du contexte socio-économique.
Aussi, face à l’abondance des livres primés, il peut être difficile pour le lecteur de faire un choix, d’autant que chaque prix élit un ouvrage selon des critères qui lui sont propres. L’idée de trouver la « meilleure œuvre » peut alors être remise en question en l’absence de distinction particulière entre les genres littéraires, puisque les gagnants sont divers.
Cependant, force est de constater que les sélections des prix littéraires parviennent à maintenir une image de « garantie » pour le public. Chaque année, les médias nourrissent le débat jusqu’à la nomination du lauréat et permettent de conforter les pronostics, donnant une certaine légitimité à l’ouvrage primé. Ainsi, le prix littéraire est un outil qui, sans conteste, aiguille le choix d’achat, même si le nom de l’auteur et les premières et quatrièmes de couverture restent déterminants.
Les mêmes prix… pour les mêmes auteurs, encore et encore
Si l’on peut déplorer un manque de diversité et d’inclusion dans le profil des nommés pour les prix littéraires, force est de constater que le problème prend racine dans le monde éditorial.
Que remarque-t-on lorsqu’on se plonge dans l’analyse des différents auteurs couronnés des grands prix traditionnels (Goncourt, Médicis, Renaudot, etc.) ? Sont mis en avant des noms portés par de grandes maisons d’édition historiques – les auteurs auto-édités ou édités par des maisons indépendantes sont effacés.
Bien qu’il existe des prix moins « nobles » (Relay, Prix des lectrices de Elle, Prix de la Maison de la presse, etc.), et même un prix récompensant l’auto-édition avec le Prix Librinova, ce sont toujours les plus grandes récompenses qui se retrouvent sur-médiatisées et valorisées au premier plan par le monde littéraire. On entrevoit malgré tout un espoir d’inclusion pour l’avenir, puisque ces autres prix permettent de renouveler le marché des auteurs primés, voire d’en faire découvrir et lire à un nouveau public.
Cependant, l’inégalité des chances des auteurs commence dès la publication et la mise en rayon en magasin – influencée par la popularité du nom de la maison et de l’auteur. Beaucoup font partie des maisons d’édition Gallimard, Grasset et Seuil. On parle d’ailleurs d’une suprématie « GalliGrasSeuil » pour les lauréats.
Faut-il alors nécessairement être publié par les « gros » éditeurs pour être remarqué des jurés ? Si des exceptions peuvent servir d’exemple pour nous prouver que non, cette vision reste ancrée dans nos mœurs françaises, concernant ce que doit être un auteur « récompensable ».
Cette forme d’« élitisme » vise à nommer uniquement ceux considérés comme les meilleurs. On en retire l’impression qu’il existe une culture des élites, qui crée un cercle fermé, empêchant l’accès à de nouveaux profils. Le mythe de l’auteur primé qui doit être un homme blanc et français n’est autre que celui du « grand écrivain ». Seuls 10% des lauréats du Goncourt sont des lauréates ; douze femmes depuis 1904, ce qui a notamment motivé la création du prix Femina (lui-même devenu un prix « élitiste » depuis).
Cependant, on commence à entrevoir une déconstruction de cette idée avec des avancées récentes – la remise du prix Nobel de littérature 2022 à Annie Ernaux peut être considéré en tant que tel – bien qu’un public plus traditionnel ait encore du mal à découvrir des auteurs sortant des canons « élitistes » traditionnels. Si un manque de diversité – de genre, de renommée et d’ethnie – est visible chez les auteurs et autrices primés, il nous faut remonter à la source, les jurés eux-mêmes, pour comprendre le nœud du problème.
Un réel manque de diversité parmi les jurés
Antoine Oury, journaliste pour Actualitté, a réalisé une étude sociologique sur les jurés des 10 plus importants prix littéraires français de 2023. Le constat est le suivant : sur 106 jurés recensés, on retrouve très peu de diversité ethnique. Concernant le genre, on compte 58 hommes pour 48 femmes. La parité n’est pas tout à fait respectée, mais la part de jurés féminins a tout de même augmenté ces dernières années. Il est aussi important de préciser que la moyenne d’âge des jurés de ces prix est de 63 ans.
Parmi les critères qui sont communs à la majorité d’entre eux, il y a l’origine sociale et géographique. Nombre d’entre eux travaillent à Paris, sont issus de milieux favorisés ou sont filles et fils de responsables politiques et hauts fonctionnaires. De plus, nombreux sont affiliés au trio « GalliGrasSeuil », ce qui peut remettre en cause leur intégrité. Enfin, beaucoup sont journalistes pour le journal Le Figaro, orienté politiquement à droite. Ainsi, on constate un réel manque de diversité et de renouveau.
Le risque principal de cet élitisme est de favoriser des livres véhiculant une éthique et une morale exclusive. Cela crée alors une crise de légitimité. On observe tout de même des améliorations comme avec la création du prix Wepler-Fondation La Poste, en 1998, qui récompense une œuvre littéraire inclassable. La moyenne d’âge de ce jury se situe entre 30 et 40 ans. Cette fois, le nombre de femmes est supérieur au nombre d’hommes. Mais s’ils sont originaux et mieux représentatifs de la société, c’est surtout par leur choix de composition de jury. D’après leur site officiel, cinq membres appartenant aux métiers du livre y siègent, accompagnés de trois journalistes, un lecteur « lambda », une agente de La Poste et un détenu. C’est le jury de prix littéraire le plus socialement diversifié et il ne compte aucune personnalité médiatique. Le prix Femina sort aussi de l’ordinaire puisqu’il est uniquement présidé par des femmes. Malgré cela, le monde littéraire reste très fermé, ce qui a plusieurs fois engendré des scandales et conflits d’intérêts.
Scandales et tractations : où en sommes-nous ?
En 120 ans d’existence, plusieurs scandales ont été à déplorer. En 2021 par exemple, la nomination Des Enfants de Cadillac pour le prix Goncourt a été remise en cause. En effet, la relation de l’auteur François Noudelmann avec Camille Laurens, membre du jury, a été dévoilée quelques jours après l’annonce. Le président de l’Académie s’est alors justifié, affirmant qu’ils avaient réellement apprécié ce livre. Cette situation pose question. Ne pas primer un livre à cause d’une relation est-il vraiment mieux que d’en primer un pour les mêmes raisons ?
« On se disait, il n’a plus un rond, il est malade, ça va lui remonter le moral », affirmait aussi Frédéric Beigbeder, membre du jury Renaudot, lorsque l’affaire Matzneff a éclaté. En effet, selon Norimitsu Onishi et Constant Méheut, journalistes du New York Times, le prix Renaudot 2013 avait été décerné à cet auteur ouvertement pédophile par un jury composé de « plusieurs de ses amis » et de son « puissant éditeur ». Cela revenait à lui donner une visibilité non-méritée. Dans ce genre de cas, les lecteurs sont trompés. Leur confiance a-t-elle encore un sens lorsqu’un auteur gagne un prix pour « remonter [son] moral » ? Cette affaire a beaucoup été critiquée, mais seul Jérôme Garcin a démissionné lorsque le scandale a éclaté tardivement, en 2020. Ainsi, on constate bien que le fait que chacun se connaisse et se côtoie est un problème, puisque cela entraîne des soupçons de favoritisme.
L’année 2023 ne compte pour le moment aucun scandale connu, mais la réputation de ces prix prestigieux a été entachée par toute leur histoire. Des dérivés comme le Goncourt des lycéens sont néanmoins épargnés, puisque les jurés ne font pas directement partie de ce monde littéraire et ne peuvent pas être influencés par les tractations.
Si nous pouvons aisément conclure que la rentrée littéraire en France est marquée par une multitude de prix, nous retenons surtout que seulement quelques-uns ont un impact significatif sur les ventes et la notoriété des auteurs. Les lecteurs sont le plus souvent guidés par ces distinctions, mais la valeur réelle de ces récompenses est de plus en plus remise en question. Avec la persistance des inégalités et des scandales dans le monde éditorial et littéraire, cela soulève des préoccupations sur la légitimité et la transparence des prix envers leurs lecteurs. L’industrie littéraire fait face à des défis en matière de diversité et d’éthique. Mais si les grands prix ne semblent pas vouloir évoluer, l’apparition de certains plus indépendants donne un nouveau souffle au monde éditorial, ouvrant des perspectives plus réjouissantes pour l’avenir.