Du Nouveau chez les Nobel : le lauréat 2022 est une lauréate !

Annie Ernaux remporte le prix Nobel de la littérature 2022, la consécration d’une femme engagée.

En termes d’actualité, les mois de septembre et d’octobre sont très largement centrés sur la rentrée littéraire que l’on considère à juste titre comme l’un des plus gros événements littéraires de l’année. Bien qu’occupant le devant de la scène, la rentrée littéraire n’est pas le seul temps fort de cette période chargée en récompenses et cérémonies. Aujourd’hui, coup de projecteur sur Alfred Nobel et la toute nouvelle lauréate littéraire, Annie Ernaux.

D’un point de vue historique, les Prix Nobel trouvent leur essence au sein des dernières volontés d’Alfred Nobel, un chimiste suédois du XIXe siècle. Avant sa disparition, il décide de léguer sa fortune dans le but de fonder une institution récompensant « ceux qui au cours de l’année écoulée auront rendu à l’humanité les plus grands services ». Il établit son projet autour de cinq grands domaines : la paix ou la diplomatie, la chimie, la physiologie ou la médecine, la physique et enfin la littérature. La Fondation Nobel voit le jour le 29 juin 1900 et décerne ses premiers prix un an plus tard, lors d’une cérémonie instaurée le 10 décembre 1901, date anniversaire de la mort de son fondateur. Dans les faits, l’élection du lauréat d’un prix Nobel se déroule selon le schéma identique des grandes nominations : différentes propositions de candidats sont effectuées, le comité de la fondation retient cinq candidats ou groupe de candidats et dévoile leurs noms au cours du mois de septembre lors de conférences de presse, puis il délibère et rend son jugement début octobre.

 

Bien qu’il n’y ait pas de distinction de valeur entre les différents prix Nobel, la littérature est souvent moins représentée dans l’actualité que le prix Nobel de la paix ou encore de physique. Rare sont les personnes pouvant citer de mémoire les derniers récompensés sur les 119 lauréats élus depuis 1901, surtout lorsqu’il s’agit de citer des auteurs français. Certes, il y a bien quelques grands noms se détachant de la foule parmi lesquels André Gide en 1947, J.M.G Le Clézio en 2008, Patrick Modiano en 2014 ou encore Jean-Paul Sartre en 1964 qui fut l’un des premiers (et l’un des seuls) à refuser son prix. Pourtant, la nationalité française est celle qui compte le plus de représentants dans les rangs du prix Nobel littéraire, suivie par les États-Unis et le Royaume-Uni, ce qui pose la question de la répartition des récompenses.

En effet, cette prestigieuse institution fait souvent l’objet de polémiques l’accusant non seulement de restreindre sa liste de lauréats potentiels à une vision eurocentrée, ignorant quantité d’auteurs de cultures diverses (on peut noter la surreprésentation de l’anglais au détriment de langues plus minoritaires), mais également de ne pas respecter l’égalité hommes-femmes. Une donnée qu’il est aisé de constater puisque sur les 119 prix remis aux lauréats depuis 1901, seulement 16 étaient destinés à récompenser des auteures. Le phénomène aurait tendance à s’inverser si l’on en croit les résultats des dernières années où les femmes commencent à être plus présentes depuis 2010. C’est en tout cas ce que semble affirmer la toute récente nomination d’Annie Ernaux, 17e femme et 1e française à recevoir le prix Nobel de littérature depuis le début du XXe siècle…

Acclamée par la communauté littéraire, auteure féministe, engagée à gauche et figure incontournable de la littérature française, Annie Ernaux est aujourd’hui une artiste reconnue. L’attribution du prix Nobel de cette année en est la preuve.

Née le 1er septembre 1940 à Lillebonne, elle grandit dans une famille d’ouvriers. Après des études à Rouen et à Bordeaux, elle devient professeure certifiée puis agrégée de lettres modernes en 1971. Annie Ernaux fait son entrée dans la littérature, trois années plus tard, soit en 1974 avec Les Armoires Vides. Très rapidement, le style de l’auteure s’oriente vers le genre autobiographique. Le terreau de ses premières œuvres est porté sur son ascension sociale, et ses origines modestes. Annie Ernaux s’appuie sur son expérience personnelle pour ses écrits. Ses œuvres mêlent expérience historique et expérience individuelle, dans lesquelles elle expose l’ascension sociale, la sexualité, les relations amoureuses, l’environnement, l’avortement ou encore la mort. Ainsi, l’auteure contribue à l’élaboration d’une nouvelle pensée du féminisme en littérature.

Au cours des nombreuses années d’écriture et de publication d’œuvres, l’auteure a su forger un style déterminant. Elle détient notamment une influence sociologique provenant de Pierre Bourdieu. A sa mort, en 2002, l’auteure publie un texte hommage où elle décrit les liens étroits entre son ouvrage et la démarche sociologique. De fait, dans plusieurs de ses ouvrages l’auteure se focalise sur une partie de sa vie, et rend également compte d’expériences, d’actualités, de scènes quotidiennes. Notamment avec Journal du dehors, paru en 1993 où elle rendait compte de ses trajets en RER entre Cergy et Paris, des magasins, des gens qu’elle croisait. Puis en 2000, l’auteure publie La vie extérieure, qui recueille des faits d’actualité. Annie Ernaux alerte ses lecteurs sur ce qui a de l’importance dans leurs vies. Elle inscrit ce lieu dans la littérature et également dans la mémoire collective. Sa littérature permet d’ouvrir les yeux à bon nombre de ses lecteurs.

En 2011, l’auteure publie une anthologie intitulée Écrire la vie dans laquelle elle rassemble la plupart de ses écrits autobiographiques. Elle y propose également un cahier d’une centaine de pages, composé de photos et d’extraits de son journal intime. Annie Ernaux, auteure de l’intime, plonge ses lecteurs dans des autobiographies impersonnelles, où elle aborde de nombreux sujets importants, comme l’avortement, la domination masculine, les relations hommes-femmes et bien d’autres encore. Elle évoque et étudie son propre vécu et sa description attentive et sensible de son passé détient une certaine vocation universelle.

En somme, Annie Ernaux devient, avec le temps, une figure incontournable dans la littérature française. Elle impose sa voix par son style, ses intentions féministes et ses autobiographies. Un parcours unique qui explique en partie sa récente nomination.

En effet, l’attribution du prix Nobel de littérature ne se fonde pas exclusivement sur des critères esthétiques ou idéologiques. Les membres du comité Nobel ne se contentent pas de lire les œuvres des candidats, ils sont également attentifs aux signes extralittéraires qui attestent de leur légitimité artistique et intellectuelle. Ainsi, un auteur accède au statut de nobélisable à la suite d’un long processus de légitimation dont le talent individuel n’est que l’un des facteurs. Autrement dit, c’est parce qu’un auteur est jugé légitime qu’il reçoit des récompenses… Pour s’en convaincre, il peut être intéressant d’identifier les éléments qui jalonnent l’élaboration d’un grand écrivain (conçu comme une construction médiatique). La carrière d’Annie Ernaux fournit un exemple très complet de ce processus.

En 1984, le prix Renaudot obtenu pour La Place et la première parution d’un de ses livres en collection de poche sont les premiers gages de légitimité accordés à son œuvre. En 1993, Gallimard publie Journal du dehors, sa première œuvre de diariste rendue publique. Cette parution est une nouvelle marque de reconnaissance accordée à Annie Ernaux, le journal étant un genre marginal dont la publication est presque toujours réservée à des écrivains consacrés. Deux autres livres appartenant au genre du journal seront ensuite publiés par Gallimard en grand format puis en poche. À la fin des années 1990, l’œuvre d’Annie Ernaux commence à éveiller l’intérêt des milieux universitaires. De nombreuses thèses de doctorat lui seront consacrées au cours des deux décennies suivantes, et un colloque lui sera exclusivement dédié au prestigieux Centre Culturel International de Cerisy. En 2008, son récit Les Années obtient plusieurs prix nationaux et internationaux et est acclamé par la presse, y compris par Le Figaro qui lui est habituellement hostile. Notons que le succès de la traduction anglaise de ce récit, parue en 2015, semble avoir été déterminant dans la décision des jurés suédois. En 2011, la majeure partie de son œuvre est réunie dans un volume de la collection Quarto. Les années 2020 marquent un nouveau tournant dans la carrière d’Annie Ernaux. En 2020 et en 2021, ses récits Passion simple et L’Événement sont adaptés au cinéma (le deuxième obtient le Lion d’or à la Mostra de Venise). En 2022, un documentaire autobiographique dont elle est la coréalisatrice est présenté au festival de Cannes et les Cahiers de l’Herne lui consacrent un volume contenant de nombreux textes inédits. La même année, la publication d’un nouveau récit, Le Jeune Homme, cristallise l’attention de la presse culturelle et reçoit un accueil dithyrambique au Masque et la Plume. Les dimensions de ce récit (à peine quarante pages) sont un indice de la position de force qu’occupe Ernaux dans le champ éditorial et au sein de la maison Gallimard. Enfin, le prix Nobel vient achever un processus de canonisation littéraire déjà largement amorcé au cours des années précédentes.

Comme pour toutes les nominations, gagner un Prix Nobel ne laisse aucun auteur indifférent et les retombées d’un tel prix peuvent être tout autant positives que négatives. Annie Ernaux n’a pas échappé à cet effet, tantôt recevant des éloges, tantôt essuyant des critiques. À l’étranger, cette victoire est très bien reçue comme à New York où au moins 300 personnes ont ovationné la nouvelle. En France les réactions sont plus mitigées. Si Emmanuel Macron, Virginie Despentes, Rima Abdul Malak ou encore Delphine de Vigan saluent cette distinction, rapidement les réseaux sociaux se sont agités et rarement un tel déchaînement de haine fut observé à la suite d’un prix Nobel. Puis, de nombreuses critiques journalistiques sont publiées les jours suivants. Valeurs actuelles écrit « le Nobel a couronné une œuvre qui ne fait que raconter une vie extraordinairement ordinaire », tandis qu’Entreprendre publie « il sera difficile de soutenir que les jurés suédois ont choisi Annie Ernaux pour la qualité de son œuvre ». Ces critiques soutiennent l’idée d’un Prix Nobel attribué par souci politique et non pour l’œuvre de l’écrivaine. Les accusations annoncent un couronnement d’une femme de gauche, militante et non d’une auteure méritante.

Heureusement, ces critiques négatives sont écrasées par les 900 000 réimpressions des livres d’Annie Ernaux qui s’arrachent dans les librairies. Selon le Syndicat de la librairie française (SLF) les ventes des livres d’Annie Ernaux ont été multipliées par dix sur les six jours suivant la distinction. Connu ou non, apprécié ou controversé, le lauréat de littérature voit systématiquement ses ventes exploser, c’est pourquoi dans ce contexte actuel de pénurie notamment en papier, Gallimard s’était assuré en amont de disposer de suffisamment de stocks pour répondre aux besoins. Une bonne nouvelle pour cette femme de 82 ans dont l’ultime reconnaissance serait désormais de voir son œuvre entrer au sein de la Pléiade.