Sorj Chalandon réécrit son passé : les blessures d’un fils trahi

Un roman, deux histoires

« C’est un enfant de salaud et il faut qu’il le sache ! » Voilà les mots du grand-père à son petit-fils, tisonnier à la main, remuant les braises dans la cheminée. De quoi marquer l’innocent esprit d’un enfant… Ce sont ces mots qui ont hanté le narrateur toute sa vie, Sorj Chalandon lui-même. Je suis un enfant de salaud ? Mon père, un salaud ? Pour un enfant de 10 ans, ça ne veut pas dire grand-chose et pourtant, c’est d’une violence sans nom.

Sorj Chalandon raconte dans ce roman la véritable histoire de son père. Celle de Jean, un curieux soldat ayant porté de multiples uniformes entre 1940 et 1944. De son engagement dans la milice nazie jusqu’à ses combats pour la Résistance, nous découvrons, peu à peu, les pages d’un dossier aussi complexe que surprenant.

En parallèle, l’auteur partage son vécu de journaliste au sein du célèbre procès de Klaus Barbie, ayant eu lieu en 1987 à la Cour d’Assises de Lyon. Un retour poignant au cœur d’un passé nous confrontant au crime le plus dévastateur du XXe siècle.

Enfant de salaud est donc un double procès : celui d’un fils contre son père et celui d’un journaliste contre les crimes de l’Histoire. Laissant place à une grande part de réalisme, Sorj Chalandon s’attaque dans ce roman aux complications d’après-guerre : le silence et l’aveu, le pardon et le châtiment, et enfin la trahison.

Une vie de souffrances pour une écriture enragée

Son œuvre entière est consacrée à exorciser les souffrances de sa vie. Celles ayant « mal cicatrisées » précise t-il lors de son intervention à la Collégiale St-Martin, à Angers, le 13 février dernier. Et d’ajouter « Je n’écris pas des livres pour me plaindre, on s’en fout ! J’écris pour partager ce que j’ai vécu. Quand je les rencontre, mes lecteurs me confient que me lire leur font du bien. […] Si alors écrire ça ne sert à rien, moi je ne sais pas à quoi ça sert ! »

Sorj Chalandon a toute sa vie écrit sur son passé, partageant notamment ses expériences de journaliste. Plongé au cœur des conflits afghans, irakiens, irlandais, le jeune Sorj se dit marqué par l’incommensurable violence dévastant des pays et des peuples entiers. En Afghanistan, sa solitude n’a jamais été aussi grande affirme t-il. Jusque dans les berceaux les nouveaux-nés sont assassinés à l’arme blanche… Dans une interview, lorsqu’il interroge les Talibans sur les motivations de leurs actes, ils répondent qu’ils tuent les enfants pour qu’ils ne se vengent pas. La peur de la vengeance, de la trahison, la peur de la mort, voilà ce qui constitue le nerf de toute son écriture.

Enfant de salaud est un roman réaliste et sincère, plein de rage et de fragilité. Pour écrire, « il faut changer ses larmes en encre » confie t-il à France Culture, le 12 septembre. Le témoignage de Chalandon est précieux. Cette histoire n’est pas seulement un roman, il s’agit d’un journal intime dans lequel chaque mot est un don, une faille ouverte sur ses blessures les plus profondes. Mais il s’agit aussi d’un document historique. En effet, le procès Barbie aurait difficilement pu être mieux rapporté. Nous ressentons fortement l’atmosphère tendue et oppressante de la Cour d’Assises. Assis à côté de l’auteur, nous accueillons comme des gifles au cœur les immortelles voix des victimes.

Dans son style épuré, ce sont les mots simples qui transpercent le plus. Des mots forts et toujours justes, réveillant en chacun des plaies intimes. C’est un livre qui parle à tou·tes. Il y a parfois des formulations enfantines, comme si l’enfant traumatisé en lui se libérait un peu. Dans ce roman, Chalandon écrit la guerre avant tout pour ce qu’elle est : mort et désastres. Nous sommes au plus proche de l’écrivain. Au fil des pages, nous incarnons cet ami offrant une main chaleureuse pour son épaule. Avec l’envie de lui dire que nous sommes là pour l’écouter.

Enfant de salaud de Sorj Chalandon, Grasset, 2021