Lauréate du prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec, Audrée Wilhelmy rédige avec une plume innovante Peau-de-sang, un texte sombre, sensuel, féministe, lyrique et onirique.
Peau-de-sang relate l’histoire d’une plumeuse d’oies et prostituée vivant à Kangoq, un village scindé entre les familles bourgeoises aux belles maisons et les miséreux démunis. Elle caresse de manière pédagogique l’art du déplumage, la peau des hommes et le désir secret d’émancipation des jeunes femmes. Nous apprenons dans les premières pages que Peau-de-sang, doux surnom donné par l’un de ses clients masculins, est assassiné, mis à nu et pendu dans sa boutique. Le récit s’ouvre alors sur la découverte des villageois de son corps sans vie, entre fantasme et dégoût de sa chair.
C’est l’histoire d’une femme, ou plutôt d’une femme parmi toutes les autres. Peau-de-Sang suscitait chez les femmes du village, les épouses corsetées ou les petites filles effrayées, jalousie et colère, mais aussi respect et envie tant elle perturbe l’ordre patriarcal établi ici depuis toujours. C’est l’histoire d’une « sorcière » qui forme les femmes — des jeunes innocentes aux adultes désabusées. Une sorte de rituel de passage pour transmettre par l’art de la couture d’exprimer au mieux leur féminité avant toute expérience sexuelle.
Le récit a une approche particulière : elle passe par une sorte de fantôme insoumise et libre. Par l’absence de point et de majuscule, le récit apporte une place à sa voix, tantôt forte par sa singularité, tantôt coupée ou entremêlée par d’autres voix qui, ensemble, forme à l’unisson un rempart contre la violence masculine et les inégalités du système. Mais Peau-de-sang se rend parfois visible ou invisible selon la situation dans le texte — conjoncture paradoxale d’un personnage mort pourtant omniprésent dans l’œuvre.
« longtemps, j’ai enseigné ma fin
à l’heure de ma mort, je pends entre mes bêtes, cheveux et corps et mains, mon visage basculé vers le plafond, mes yeux avalés par la pénombre ; dans la rue, les hommes
– combien ?
– ils ne se comptent plus
– et les femmes, compte-les
– conte aussi les femmes »
L’histoire fait également écho à notre monde actuel. Peau-de-sang est une femme qui livre la parole sur la liberté individuelle, une voix sauvage, pure, et donc contestée par une majorité de personnages du village. Le décor, une ville dans le froid et la solitude des forêts, entre usines et champs, demeure à la fois si proche des campagnes québécoises et, finalement, si semblable à n’importe quel petit village du monde entier. C’est par conséquent une voix syntaxique et poétique, avec un message universel.
Peau-de-sang est un conte noir, une excellente fable, une romésie — mélange entre roman et poésie — qui résulte des expérimentations des précédents romans d’Audrée Wilhelmy. Au fil des années, elle a su développer son art et raconter des thématiques « classiques » (la féminité, l’inceste, la sexualité, les mythes et contes, la liberté, la langue…), mais par une approche innovante due à son écriture. L’autrice offre un témoignage de la vision intime d’un personnage à la peau de papier, d’encre et de sang. C’est également la preuve d’une nouvelle façon d’exprimer la littérature, même si ce n’est pas un roman à la portée de tous ; il peut être déroutant de lire un texte aussi sauvage et libre, et les thématiques peuvent être sensibles. Néanmoins, il ouvre des pistes sérieuses sur les événements malheureux de notre société, et questionne sur l’éducation des générations passées et futures.